Chroniques

Développer l’esprit critique: un enjeu à l’ère du numérique

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Pour le système d’enseignement public en France, le développement de l’esprit critique se trouve aujourd’hui promu au rang de priorité face à la transformation du rapport au savoir des élèves sous l’effet de l’accès à Internet.

Le développement de l’esprit critique comme priorité.  Un jeune Français sur cinq adhérerait à des théories complotistes. Le djihadisme s’est appuyé sur Internet comme voie de recrutement. La «Journée de retrait de l’école» [offensive d’extrême-droite menée en 2014 contre l’enseignement de la «théorie du genre» à l’école] s’est diffusée par le biais d’Internet… Plusieurs événements ont conduit à mettre en lumière la sous-estimation par les pouvoirs publics des conséquences de la création d’information dans le web collaboratif. On a vécu ces dernières années avec le mythe qu’un accès libre à une information contradictoire suffisait pour produire un citoyen éclairé.

Aujourd’hui, les initiatives se multiplient pour essayer de lutter contre les manques à ce sujet. Une enseignante, après avoir crée des cours d’autodéfense intellectuelle, publie un livre sur le sujet en septembre 20151 value="1">Mazet Sophie, Manuel d’autodéfense intellectuelle, Robert Laffont, 2015.. En janvier 2016, le professeur Gérard de Vecchi fait paraître Former l’esprit critique des élèves2 value="2">De Vecchi Gérard, Former l’esprit critique des élèves, ESF, 2016.. En février, le gouvernement français a mis en place le site Ontemanipule.fr3 value="3">www.gouvernement.fr/on-te-manipule L’éducation aux médias et à l’information fait l’objet d’une mise en valeur, avec un appel aux enseignants documentalistes lors de la Semaine de la presse, en mars 2016, à travailler plus particulièrement la thématique de l’esprit critique.

L’art est difficile, la critique aussi… Le premier point que l’on peut mettre en valeur, c’est que le complotisme ou le conspirationnisme s’appuient sur une prétention à la critique. Ceux qui adhèrent à ces thèses sont persuadés de faire preuve d’esprit critique.

Mais ce que l’on peut remarquer, c’est que l’esprit critique qu’ils prétendent exercer à l’égard des «versions officielles» ne s’applique pas aux versions alternatives auxquelles ils adhérent. Celles-ci se révèlent en réalité plus incohérentes que les thèses qu’elles prétendent critiquer.

Le complotisme s’appuie de manière générale sur des ressorts qui ont été analysés par différents auteurs4 value="4">Bazin Laurent et Pierre-Henri Tavoillot, Tous parano! Pourquoi nous aimons tellement les complots, Editions de l’Aube, 2012.. L’un d’eux consiste dans la logique de la totalité: tous les faits viennent confirmer le complot, tout fait sens et rien n’échapperait à la puissance de ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre.

Des cours de pensée critique en Amérique du nord. En Amérique du Nord, il existe un courant appelé Critical Thinking (Pensée critique). Depuis, en particulier au début des années 1980, se sont développés des cours de pensée critique validés par des examens. On peut d’ailleurs retrouver des épreuves de pensée critique lors des recrutements en entreprise.

Ces cursus s’appuient sur différents courants théoriques. Il existe tout d’abord un ensemble de travaux en psychologie, comme ceux de Robert Ennis ou Jacques Boisvert, qui essaient de déterminer quelles sont les habiletés intellectuelles nécessaires au développement de la pensée critique. Néanmoins, il n’y a pas consensus entre les auteurs sur l’ensemble des savoir-faire que doit mettre en œuvre une telle pensée. En outre, il existe un débat entre ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une compétence transversale et ceux qui estiment que cette forme de pensée est corrélée à un niveau élevé de connaissances.

Parmi les approches, certaines sont influencées par la philosophique et la logique, telle celle issue de Matthew Lipman, fondateur de la philosophie pour enfant. Cette perspective est centrée sur l’apprentissage de la logique informelle: il s’agit de travailler sur la validité du raisonnement en langage naturel et l’argumentation.

Les sciences de l’information et de la documentation sont également mises à contribution pour développer la translittératie numérique: savoir sélectionner de manière critique des documents.

En France ce sont mis en place des cours de zététique à l’Université: d’abord à Nice, puis depuis 2015 à Grenoble.5 value="5">Cf. www.unice.fr/zetetique/ et http://cortecs.org/ La zététique, ou l’art du doute, repose sur une approche rationaliste, visant en particulier à distinguer les sciences des pseudosciences. A l’origine de cette discipline l’on trouve les prix Nobel de physique Georges Charpak6 value="6">Charpak Georges et Broch Henri, Devenez sorciers, devenez savants, Odile Jacob, 2003. et Pierre-Gilles de Gennes. Mais, parmi les tenants de cette approche, on retrouve maintenant des références à la pensée de Normand Baillargeon7 value="7">Baillargeon Normand, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux, 2005., Jean Bricmont et Alan Sokal (auteurs d’Impostures intellectuelles), Noam Chomsky ou encore Pierre Bourdieu pour leurs critiques des médias.
 

Notes[+]

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com/; Publications récentes: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux et Travailler et lutter – Essais d’auto-ethnobiographie, 2016, L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Opinions Chroniques Irène Pereira

Chronique liée

Connexion