Contrechamp

L’appétit grandissant des éditeurs prédateurs

Les chercheurs sont confrontés quotidiennement aux spams d’entreprises douteuses les invitant à soumettre leurs travaux pour publication. Analyse d’une épidémie.
«Répertorier les éditeurs prédateurs est une entreprise chronophage et souvent ingrate.» Illustr.: E. Moulinneuf FLICKR/CC/CEA+
Publication scientifique

«Hope this email finds you in superior spirits.» L’entrée en matière a beau être bienveillante, Adriano Aguzzi, neuropathologue à l’université de Zurich, supprime le message sans hésitation. Il s’imagine bien ce qu’il contient: l’invitation d’une obscure entreprise à soumettre un article pour publication dans une revue dont il n’a jamais entendu parler, ou à participer à une conférence qui n’aura probablement jamais lieu.

Le message – une demande de contribution au Journal of Dairy, Veterinary & Animal Research envoyé par l’entreprise MedCrave – fait partie d’une vague toujours plus importante de spams académiques qui touche les chercheurs du monde entier. Pour Adriano Aguzzi – qui en reçoit une demi-douzaine par jour –, il est impossible de les arrêter à la source: «Vous pouvez bien envoyer un e-mail incendiaire à l’expéditeur, mais il l’ignorera complètement.» Quant aux filtres anti-spams, ils ne s’avèrent pas d’une grande utilité. «Dans le bon vieux temps, on recevait des offres de Viagra ou d’affaires louches en provenance du Nigeria. Mais les spams scientifiques sont très difficiles à éradiquer.»

Ces messages représentent plus qu’un petit désagrément. Les éditeurs qui les envoient prétendent exploiter le potentiel d’internet pour diffuser des résultats scientifiques de manière rapide et gratuite, mais sont en réalité en quête d’argent facile. Les chercheurs qui répondent à ces appels à contribution apprennent en général après déjà quelques jours ou semaines que leur manuscrit est accepté, sans être passé pas une évaluation par des pairs. Avec cette réponse positive vient une facture de plusieurs centaines de dollars, voire davantage. Qui souhaite alors retirer son article – pour ne pas voir sa réputation égratignée – peut se retrouver à devoir payer des frais de désistement.

Ces pratiques ont valu à certains éditeurs l’appellation de «prédateurs». Ces entreprises ne se limitent pas à publier de fausses revues. Il y a trois ans, James White, un botaniste de l’université Rutgers, aux Etats-Unis, a accepté de devenir membre du comité d’un journal scientifique publié par OMICS International, basé en Inde. James White n’a rien constaté de suspect. Il a toutefois découvert après coup qu’OMICS l’avait inscrit comme intervenant à l’une de ses conférences sans l’en informer. «Des gens ont été trompés», s’indigne-t-il, outré par l’utilisation de son nom pour attirer d’autres scientifiques à un événement payant.

Selon Jeffrey Beall, bibliothécaire à l’université du Colorado, les éditeurs prédateurs constituent un danger plus important encore: ils sabotent la confiance nécessaire au maintien de la rigueur dans les sciences et inondent la littérature avec des résultats erronés. En compagnie de plusieurs collègues, il affirme que ces revues constituent une «menace existentielle» pour la science.

Jeffrey Beall s’est fait connaître grâce à son blog Scholarly Open Access, dans lequel il dresse une liste d’éditeurs prédateurs «potentiels, possibles ou probables» (il est l’inventeur du terme). Il choisit qui y figure en se basant sur 30 critères de mauvaises pratiques éditoriales ou entrepreneuriales qu’il a lui-même élaborés. Il publie également un inventaire de revues «prédatrices» qui n’affichent pas d’éditeurs spécifiques et donne des informations générales (mais pas de liste) sur des conférences qu’il estime douteuses.

La liste initiée en 2010 contient aujourd’hui les noms de 1000 éditeurs suspects. OMICS International est l’un des plus célèbres. Parmi les autres membres du catalogue retenant l’attention, on mentionnera Cardiology Academic Press. En 2013, l’entreprise a racheté la revue Experimental & Clinical Cardiology à un éditeur canadien respecté et a commencé à faire payer les auteurs pour publier leurs travaux. Suite à cette reprise, le nombre d’articles a explosé, passant de 63 à 1000 en l’espace d’un an. Depuis, l’entreprise semble avoir cessé ses activités.

Détournements de journaux

D’autres prédateurs ont franchi une étape supplémentaire en détournant des revues scientifiques: ils mettent en place de faux sites web portant le nom de revues établies et collectent les frais de publication versés par les auteurs qui s’y laissent prendre. Un exemple: Revistas Académicas, basé au Mexique, indique être l’éditeur des Cahiers des sciences naturelles, du Musée de la nature du Valais, avec pour rédacteur en chef un «Dr D. Nowack, Switzerland» difficile à identifier. Une revue bicentenaire de foresterie polonaise, un journal islandais voué aux sciences de la vie et une publication sud-africaine de botanique figurent parmi les victimes de ce genre de pratiques.

Répertorier les éditeurs prédateurs est une entreprise chronophage et souvent ingrate. Salué par de nombreux scientifiques pour sa vigilance, Jeffrey Beall est aussi accusé de tout mettre dans le même panier, de ce qui relève d’une maladresse à ce qui pourrait concerner la justice. Il faut souligner que le principe de faire payer les chercheurs pour publier leurs travaux a été adopté par de nombreux journaux en libre accès tout à fait sérieux. Le but de ce modèle consiste à diffuser les articles scientifiques gratuitement en ligne plutôt que de les protéger par le système d’abonnement des éditeurs traditionnels. Le libre accès a d’ailleurs gagné du terrain ces dernières années, notamment suite à la mobilisation de nombreux gouvernements qui demandent que les résultats de la recherche soutenue par des fonds publics soient accessibles par tous et sans frais.

Jeffery Beall estime que réclamer une participation financière aux auteurs crée un conflit d’intérêts, avec des éditeurs prêts à baisser leurs exigences et à accepter le plus d’articles possible afin d’augmenter leurs profits. Il souligne la différence avec les publications scientifiques traditionnelles, qui sont forcées de maintenir des standards élevés de peur de voir les bibliothèques résilier leurs abonnements. «Aujourd’hui, si vous pouvez payer l’éditeur, vous faites paraître ce que vous voulez», lance-t-il.

Face au phénomène, les éditeurs de contenus en libre accès deviennent plus pointilleux. Le projet Directory of Open Access Journals (DOAJ), qu’ils sponsorisent en partie, recense plus de 9000 publications jugées authentiques et sérieuses. Au cours de la décennie qui a suivi sa création en Suède en 2003, le DOAJ n’a pas utilisé de critères stricts pour alimenter son catalogue. Mais depuis 2014, il demande aux candidats de fournir des informations détaillées en matière de transparence, d’autorisations ou encore d’évaluation par des pairs. Il accepte aujourd’hui moins de 40% des nouvelles candidatures et retire régulièrement de son répertoire des publications qui ne répondent pas aux normes.

Son directeur, Lars Bjørnshauge, souligne que l’approche de l’organisation se démarque de celle de Jeffrey Beall, qui «se borne à stigmatiser les éditeurs»: «Nous passons beaucoup de temps avec eux et essayons de les aider à faire un meilleur travail.»

La position de Jeffrey Beall ne convainc pas non plus Bo-Christer Björk, informaticien à la Hanken school of economics à Helsinki, qui a travaillé sur le sujet. Le fait que les auteurs paient pour publier leurs travaux ne l’inquiète pas outre-mesure. Selon lui, les journaux scientifiques en libre accès sont fortement incités à maintenir des standards élevés afin d’avoir un facteur d’impact listé par Thomson Reuters aux côtés de ceux de revues établies. «Tout est une question de réputation», dit-il.

Bo-Christer Björk et la doctorante Cenyu Shen ont publié en 2015 une étude documentant la hausse du nombre d’éditeurs prédateurs. Elle montre que le nombre total d’articles publiés par ces entreprises à travers le monde a augmenté de 50 000 en 2010 à plus de 400 000 en 2014. En comparaison, entre 1 et 1,5 million d’articles paraissent chaque année dans des revues répertoriées par Thomson Reuters. Les deux chercheurs ont toutefois mis au jour de grandes différences d’une discipline à l’autre ainsi qu’en fonction de l’origine géographique des éditeurs et des auteurs. Les pays en développement dominent la tendance, avec l’Inde largement en tête. Bo-Christer Björk souligne que les éditeurs prédateurs ne représentent pas un grand problème en Occident. Les journaux douteux prolifèrent dans les pays en développement, car «il y existe un marché pour les chercheurs, qui veulent souvent publier à tout prix», analyse-t-il. Le phénomène est amplifié par les gouvernements, en Inde et ailleurs, qui poussent les scientifiques à diffuser leurs travaux dans des revues internationales sans en contrôler la qualité.

Adriano Aguzzi, de l’université de Zurich, va dans le sens de Jeffrey Beall: il estime que les éditeurs peu scrupuleux ébranlent la confiance à l’intérieur de «l’édifice de la science» et que le principe de l’auteur-payeur (connu sous l’appellation «gold open access») n’est pas tenable.

Il souligne par ailleurs des chevauchements entre la liste du DOAJ et celle de Jeffrey Beall. L’éditeur Frontiers, par exemple, se retrouve sur les deux. Lancé en 2007 par Henry et Kamila Markram, neuroscientifiques à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, Frontiers publie certains des journaux scientifiques en libre accès les plus cités au monde, affirme son site internet. Il a pourtant été sévèrement critiqué par de nombreux chercheurs. L’année dernière, 31 rédacteurs de trois de ses journaux médicaux ont écrit un «manifeste» pour exprimer leur désaccord avec le processus de peer review de l’entreprise ainsi que pour dénoncer des intrusions présumées dans le travail éditorial. Frontiers a réfuté ces accusations et démis les rédacteurs de leur fonction.

Financement par des tiers

Adriano Aguzzi milite pour un libre accès «de platine» plutôt que «d’or». Il utilise cette approche pour la revue Swiss Medical Weekly, dont il est rédacteur en chef. Elle consiste à solliciter instituts de recherche, bibliothèques universitaires, académies des sciences et organisations philanthropiques pour financer les publications. Il admet que cette méthode demande «beaucoup de recherche de fonds», mais pense néanmoins qu’elle va devenir la principale source de financement à long terme, coupant l’herbe sous les pieds des éditeurs prédateurs au passage.

Bo-Christer Björk n’est pas convaincu. Il note que la mise en place de Scoap3, un consortium créé pour financer la publication en libre accès de travaux sur la physique des particules, a pris plusieurs années, et que le projet a dû affronter un important désistement de dernière minute. «C’est une bonne idée en théorie, mais elle est très difficile à concrétiser.»

Pour James White, de l’université Rutgers, il n’existe pas de solution facile: «Le monde de l’édition scientifique a changé et nous devons vivre avec. Il faut se montrer prudent et devenir beaucoup plus attentif à ce que nous publions.»

Paru dans Horizons n° 111, décembre 2016, www.snf.ch/fr/

Basé à Rome, Edwin Cartlidge écrit pour Science et Nature.

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