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Vertiges de l’ennui

Chroniques aventines

Dans Le diable c’est l’ennui, le metteur en scène Peter Brook explique que le théâtre ne saurait avoir de creux, que «le public peut être perdu si le tempo d’une scène n’est pas juste». En un autre extrait – qui peut sembler paradoxal –, le dramaturge anglais écrit que «pour que quelque chose de qualité puisse advenir, il faut d’abord qu’un espace vide se crée. Un espace vide permet à un nouveau phénomène de prendre vie.»

«L’espace vide» comme préalable au déploiement de l’imagination de l’acteur et de celle du spectateur. Du vide naîtrait ainsi l’extraordinaire des représentations tandis que le creux en menacerait le magnétisme.

Glissons du constat de cette bivalence du vide et du creux à l’analyse de l’ennui – en augurant que celle-ci fera écho à celle-là.

Dans la lexicographie, l’ennui recouvre au moins deux significations distinctes: en premier lieu, celle d’une vacance provisoire et sans particulière gravité; en second lieu – dans une acception classique qui nous intéresse davantage –, celle d’une expérience douloureuse produite par la saisie immédiate de la contingence.

Dans un passage célèbre de La Nausée de Sartre, observant la racine d’un marronnier, le narrateur, Antoine Roquentin, découvre la gratuité des choses: «Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. (…) l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite. (…) La diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité. (…). J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître; je comprenais la Nausée, je la possédais. (…) L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement (…) la contingence n’est pas un faux semblant, une apparence qu’on peut dissiper; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter.»

Retenons, ici, que de cette «extase horrible» sourd «quelque chose de neuf» et poursuivons en rapportant l’écœurement de Roquentin à un fragment des Pensées pascaliennes: «Quand (…) après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près (…). La seule chose qui nous console de nos misères – ajoute notre second philosophe – est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.»

Là encore, l’angoisse naît de la considération de notre condition et, comme dans La Nausée, une considération soutenue fait basculer le sujet de l’accablement au redressement potentiel. Toutefois, si celui-ci passe, chez l’écrivain janséniste, par l’accueil du divin, chez Sartre, le salut consiste pour l’homme à se penser comme projet.

Dans une optique profane en effet, accueillir l’ennui revient à accepter que le temps ne soit plus modelé par l’assujettissement aux «obligations» ou aux sirènes marchandes. Accueillir l’ennui, c’est accepter de perdre l’une après l’autre toutes ces couches superficielles dans lesquelles l’être s’enveloppe sans plus en avoir conscience, sans plus avoir accès au cœur vibrant de sa personnalité, à son giron sensible. C’est prendre conscience de nos déterminations, des différents schèmes hérités au travers desquels nous lisons le monde.

L’ennui est un miroir. Lisse et froid. Une lucidité sans doute glaçante dans un premier moment mais qui peut générer la braise d’une aspiration nouvelle. Langueur hélant le désir; béance offerte à l’inspiration (songeons à Brook).

Accueillir l’ennui revient alors à s’envisager comme une page blanche, irréductible à tout dessein imposé. Une page ouverte aux errements de l’imagination comme à une résolution d’airain.

Accueillir l’ennui, s’y fondre, s’y perdre et renaître. Accéder à un sens neuf, personnellement défini, librement défini. Accueillir l’ennui, c’est accueillir sa liberté – être «acteur», Homme véritablement; c’est quitter la mécanique rassurante d’une vie rangée, accepter les miasmes de l’informe pour faire advenir la forme singulière de son existence.

L’ennui précède toute véritable appropriation, toute autonomie authentique. La mue sociale, cependant – la liberté vraie – nécessite l’agrégation des «ennuis» solitaires, le concert des volontés: Sartre l’évoque en des termes savants dans sa puissante Critique de la raison dialectique; Pascal le cherche dans l’Eglise; quant à Brook, il nous incite à penser la scène nue comme sa convocation ardente.

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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