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Octobre et la démocratie

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Centenaire des révolutions russes de Février et d’Octobre, 2017 nous fournit l’occasion d’un bilan dépassionné. On se souvient peut-être des mots du secrétaire général du Parti communiste français, Georges Marchais, dans les colonnes de L’Humanité en 1979, jugeant «globalement positif» le bilan de l’URSS; de Jean Ferrat lui répondant moins d’un an plus tard, en chanson (Le Bilan), par l’évocation de la tache indélébile des chars soviétiques traversant les démocraties populaires, des massacres, des procès truqués et autres éléments s’inscrivant au «passif» de ce que l’artiste qualifiait de «caricature» de socialisme. Quelques années plus tard, la chute du Mur de Berlin puis la dislocation brutale de l’URSS finissaient de plomber l’inventaire.

Il y a quelques mois, pourtant, paraissait La Révolution d’Octobre et la démocratie dans le monde, un opuscule de l’Italien Domenico Losurdo réévaluant «les comptes». Professeur émérite de l’université d’Urbino, docteur en philosophie, historien des idées politiques, Losurdo va à rebours de la plupart des historiographes en se concentrant sur un point précis: la contribution d’Octobre à la démocratie… hors URSS. Comme il se doit, l’auteur commence par donner sa définition de la démocratie – associant ce régime au suffrage universel, à la détention donc du droit électoral actif et passif indépendamment de toute question de sexe (ou genre), de fortune et de «race». Or, pour Losurdo, les révolutions russes ont joué un rôle «parfois décisif» dans le dépassement de ces discriminations. Suivons l’ordre de sa démonstration.

L’intellectuel italien rappelle tout d’abord qu’au moment où les suffragettes étaient durement réprimées en Occident, Lénine dénonçait le caractère genré des droits politiques. Cette discrimination fut d’ailleurs supprimée en Russie dès les événements de Février – moment au cours duquel les femmes jouèrent un rôle déterminant. La République de Weimar issue de la «révolution de Novembre» – elle-même influencée par l’actualité russe – prit le même chemin. En Italie et en France, il fallut attendre l’après Seconde Guerre mondiale; et, là encore, le communisme s’avéra décisif: en effet, l’extension du suffrage n’advint qu’à la faveur de l’élan d’une résistance antifasciste à laquelle les partis de Togliatti et Thorez contribuèrent largement.

Abordons à présent une deuxième discrimination dont la tradition libérale s’est également longtemps accommodée, celle du cens: celle-ci excluait les non-propriétaires et les indigents des droits politiques. En Angleterre, «ce n’est qu’en 1948, précise Losurdo, qu’ont disparu les dernières traces du vote pluriel». Pour mémoire, cette mesure autorisait les membres des classes supérieures «jugés plus intelligents et plus méritants» à voter plusieurs fois. Dans les pays plus avancés où le suffrage universel (masculin!) était adopté, il n’en allait en général pas de même pour la Chambre haute – celle-ci demeurant l’apanage de la noblesse et des classes supérieures ou alors surreprésentant les campagnes et, avec elles, le «conservatisme politique et social». Des scories d’Ancien Régime, en somme, que les révolutions russes allaient partiellement balayer.

La troisième discrimination est raciale. Avant Octobre, le monde est dominé, remarquait Lénine, par «quelques nations élues», occidentales et blanches; les prétendues «races inférieures» sont exclues de l’exercice des droits politiques voire jugées incapables de se gouverner elles-mêmes. Losurdo souligne que dans la plus forte démocratie du monde libre – les Etats-Unis –, «l’aristocratie de classe» se présente comme une «aristocratie de race». Bien qu’ils aient été appelés au cours de la Première Guerre mondiale à combattre pour la défense du pays, les Noirs subissaient la white supremacy et même un régime de terreur dont les lynchages constituèrent le plus sinistre témoignage. Losurdo rappelle que, dès 1917, de nombreux Afro-Américains regardèrent avec bienveillance la patrie du socialisme. «Les Noirs qui devenaient militants du Parti communiste des Etats-Unis ou qui visitaient la Russie soviétique faisaient, note l’auteur, une expérience inédite et exaltante: ils se voyaient (…) reconnus dans leur dignité humaine.» En 1952, l’Attorney general – à savoir le ministre de la Justice américain – écrivit à la Cour suprême que «la discrimination raciale am(enait) de l’eau au moulin de la propagande communiste»; la concurrence de l’idéologie soviétique allait ainsi – entre autres facteurs – décider l’Oncle Sam à dénoncer enfin la ségrégation raciale.

En conclusion, pour Domenico Losurdo, les progrès démocratiques de l’Ouest seraient à mettre en partie au crédit de cet Est ordinairement qualifié de «totalitaire». On discutera peut-être la méthode du professeur d’Urbino (sa manière, par exemple, d’opposer des écrits à des faits, de ne pas interroger l’avortement du conseillisme russe ou les conséquences indirectes négatives de l’expérience soviétique), mais force est de reconnaître qu’à l’effondrement de l’URSS a succédé le reflux de nombreux droits sociaux en Occident.

A n’en pas douter, l’émancipation tient notamment à notre capacité d’opposer à l’ordre existant un autrement désirable. Un autrement parfois même fictif…

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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