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Différences/ inégalités

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Dès demain s’ouvre la Semaine contre le racisme. Une initiative salutaire et l’occasion – dans ces colonnes – d’interroger un point aveugle dans le «discours» de la diversité.

De quand date la vogue des différences dans le camp progressiste? De l’après-seconde guerre mondiale jusqu’au terme des années 1970 grosso modo, la gauche s’est principalement préoccupée d’égalité économique; le féminisme, le racisme, la condition homosexuelle paraissaient alors des «contradictions secondaires». Depuis, l’ordre des priorités semble s’être inversé – le souci des discriminations se substituant à la rupture avec le capitalisme, la dénonciation des préjugés à celle de l’exploitation. En annonçant qu’au conflit idéologique de la guerre froide succédait un conflit «entre civilisations», le politiste Samuel Huntington encourageait une lecture analogue. Emboîtons cependant le pas d’un autre intellectuel américain!

Dans son essai au titre abrupt mais limpide – La diversité contre l’égalité –, le littérateur Walter Benn Michaels dresse le procès du nouvel esprit du temps: «Si ceux qui gagnent plus d’argent que tout le monde ne sont que des Blancs et des hommes, il y a un problème; si l’on trouve parmi eux des Noirs, des basanés et des femmes, il n’y a plus de problème. Si votre origine ou votre sexe vous prive des chances de réussites offertes aux autres, il y a un problème; si c’est votre pauvreté, il n’y en a pas.»

Ainsi la faible diversification des élites préoccuperait désormais davantage les forces de progrès que leur perpétuation. Benn Michaels va jusqu’à postuler que la politique de la diversité est, en fait, l’instrument d’une relégitimation de la domination. (On ne glosera pas, ici, sur le cas du premier président noir Barack Obama: symbole d’un plafond de verre enfin brisé pour les uns; pour les autres, voile portée sur la pauvreté noire.)

Force est de reconnaître – à en juger par la provenance idéologique de certains de ses hérauts – que le combat contre le racisme et le sexisme est compatible avec le libéralisme économique. A moins qu’il ne s’agisse là encore que d’une posture inconséquente ou d’un subterfuge – la compétition «libre» des économies ayant pour effet la recrudescence des réflexes réactionnaires.

Nous nous sommes mis, selon Benn Michaels, à «traiter la différence économique comme si elle était devenue une différence culturelle», à métamorphoser les inégalités de classes en diversité. Désormais, le mépris réservé aux pauvres seul choque et non plus leur pauvreté.

A pointer la condescendance des élites comme unique obstacle à l’égalité humaine, certains s’en tiennent au prêche du «respect» de tous envers chacun – suivant en cela la voie tracée par le sociologue et historien Richard Sennett. L’esprit mauvais, gageons que respecter ses collaborateurs trouble moins les comptes d’une entreprise que de les augmenter.

Et si l’exaltation de la diversité visait à asseoir l’inégalité? Le doute est permis.

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Passons, «sans transition», à la relation d’une anecdote récente et locale. Je me rendais, la semaine dernière, à l’Alimentarium – musée veveysan de l’alimentation. Je m’y rendais accompagné d’une dizaine de militants et volontaires d’ATD Quart Monde – une organisation luttant depuis des décennies contre la misère.

Quelle ne fut pas notre stupéfaction en arrivant à destination: au fronton de l’institution muséale s’inscrivait en gros caractères l’interrogation suivante: «Manger – Vice ou Vertu?» Sous ce thème – le premier depuis la réouverture du musée en juin 2016 –, étaient questionnés nos rapports aux produits «bio», aux organismes génétiquement modifiés (OGM) et aux additifs, notamment. Une fois foulée la moquette violette, admirés les lustres pesants du rez-de-chaussée, les visiteurs sont confrontés à une nouvelle formule: «Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que (sic) tu es» – méditation du fameux gastronome et bourgeois français Jean Anthelme Brillat-Savarin.

Ces deux interpellations lancées aux passants et aux visiteurs par le prestigieux «musée Nestlé» nous semblent révélatrices d’une appréhension des problématiques de l’alimentation faisant peu de cas des inégalités, de la difficulté de certains à se nourrir. Présentant notre accès à la nourriture sous une perspective morale («vice ou vertu?»), le thème affiché tait la précarité et exerce ainsi une puissante violence symbolique sur les gens ne mangeant pas à leur faim. Articulant nos «choix» alimentaires à une révélation identitaire (Brillat-Savarin), l’exposition tend – qui plus est – à transformer l’inégalité sociale en différence culturelle, accomplissant le glissement repéré par Walter Benn Michaels, à une autre échelle.

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Combinant les acquis des luttes historiques et récentes, trois tâches ardues mais essentielles nous attendent: 1) distinguer les différences et les inégalités; 2) reconnaître et valoriser les premières; 3) combattre les secondes.
Que la semaine contre le racisme soit l’occasion d’éclaircir notre première mission; elle favorisera la résolution harmonieuse des deux suivantes.
 

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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