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Erythrée: la guerre des sources

Depuis plusieurs années, la situation qui prévaut en Erythrée fait l’objet d’intenses débats dans plusieurs pays européens. En arrière-fond, toujours le même enjeu: pour quels motifs particuliers les demandeurs d’asile érythréens requièrent-ils une protection internationale et peuvent-ils être renvoyés dans leur pays? Eclairages tirés du bulletin Vivre Ensemble.
Dessin fourni à la Commission d’enquête de l’ONU par un survivant érythréen d’actes de torture DR
Asile

Des médias, des ONG et surtout les unités d’analyse-pays de plusieurs administrations d’asile européennes ont produit de nombreux rapports sur l’Erythrée.1 value="1">Les unités d’analyse-pays des administrations d’asile suisse, norvégienne, britannique, suédoise ou danoise ont chacune publié plusieurs rapports sur l’Erythrée au cours des dernières années. Cette production a parfois débouché sur de véritables polémiques, notamment autour d’un rapport produit fin 2014 par l’administration danoise.2 value="2">Voir par exemple: Rosset, Damian et Liodden, Tone Maia, «The Eritrea report: Symbolic uses of expert information in asylum politics», Oxford Monitor of Forced Migration 5(1), 2015, pp 26-32. Il existe pourtant un élément sur lequel la plupart des acteurs en présence s’accordent: l’accès à une information de qualité sur l’Erythrée, et notamment sur les questions liées aux droits humains, est particulièrement difficile. Un document récent de Landinfo, l’unité norvégienne d’information sur les pays d’origine, résume les difficultés à définir les éléments factuels de la situation qui prévaut en Erythrée.3 value="3">Landinfo, «Eritrea: Faktagrunnlag og kildekritikk», 3 avril 2017.

Il n’existe pas, en Erythrée, de presse libre ou d’organisations indépendantes de la société civile. Les journalistes étrangers autorisés à y travailler ne peuvent généralement pas choisir librement leurs partenaires d’entretiens.4 value="4">Récemment, des journalistes européens comme la Britannique Mary Harper ou l’Allemand Johannes Dieterich ont néanmoins rapporté avoir pu s’entretenir librement avec les partenaires de leur choix. Les représentations diplomatiques occidentales à Asmara possèdent un accès limité au terrain. Les informations auxquelles les acteurs internationaux ont accès comportent un fort risque de roundtripping (une source cite une autre source qui la cite comme source originale) ou de fausse confirmation (deux sources confirment une même information, alors qu’elles se basent en fait sur la même source originale). Certaines institutions possèdent dans leurs réseaux des acteurs locaux, mais ceux-ci s’expriment généralement sous couvert d’anonymat et la traçabilité de l’information s’en trouve entravée.

En dehors d’Erythrée, divers rapports ont été produits sur la base d’informations obtenues auprès de personnes ayant quitté le pays.5 value="5">L’exemple le plus connu est le «Rapport de la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en Ery-thrée», mandaté par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies et violemment critiqué par le gouvernement érythréen et ses sympathisants, qui se base sur plus de 500 entretiens menés en dehors d’Erythrée avec des victimes et témoins d’abus des droits humains: UN Human Rights Council, Report of the detailed findings of the Commission of Inquiry on Human Rights in Eritrea, 5 juin 2015. Du point de vue de l’analyse de leur fiabilité, ces sources anonymes peuvent donc être suspectées d’avoir un intérêt personnel à présenter les faits d’une manière critique au régime. Les diasporas érythréennes sont également caractérisées par un fort contrôle social. Certains individus et groupes soutenant le gouvernement exercent un contrôle organisé et des pressions sur leurs compatriotes. Il en résulte que les personnes qui s’expriment publiquement de manière critique sont généralement des membres de l’opposition en exil.

Des sources dont l’autorité peut facilement être questionnée

Les informations disponibles sur l’Erythrée proviennent donc de sources dont l’autorité peut facilement être questionnée. A cette incertitude sur la fiabilité des sources s’ajoute une incertitude inhérente aux informations elles-mêmes. Sur des questions essentielles pour la procédure d’asile, les informations disponibles ne permettent pas de tirer des conclusions certaines et généralisables. L’exécution des peines est souvent effectuée par des unités décentralisées et les pratiques ne sont pas monitorées. Par exemple, les rapports indiquent qu’une personne qui rentre au pays après avoir déserté l’armée sera réintégrée dans son unité dont le commandement décidera de la peine de manière autonome et extrajudiciaire.6 value="6">Voir par exemple les derniers rapports produits par l’unité COI du SEM et publiés par le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA/EASO): EASO, Eritrea Country Focus, mai 2015; EASO, Report on national service and illegal exit, novembre 2016. Les personnes ayant quitté le pays sans autorisation sont aussi sujettes à des punitions dont on ignore qui en décide et qui les exécute. Les jugements ne sont pas rendus publics et ne peuvent faire l’objet d’un appel.7 value="7">EASO, Report on national service and illegal exit, novembre 2016, p. 11. Aucun rapport n’existe sur la situation dans les prisons et autres centres de détention.8 value="8">Ibidem, p. 15.

Dans ces conditions, la procédure d’asile, qui est dans une large mesure une évaluation de risques, implique une grande marge d’interprétation des données disponibles (lire ci-dessous). Les risques encourus et les groupes spécifiques qui pourraient y être sujets sont difficiles à définir avec précision. Il s’agit néanmoins d’évaluer s’il existe, au moment de rendre la décision et dans la palette de risques identifiés, une situation suffisamment sévère pour constituer un «sérieux préjudice» et «un motif pertinent» en matière d’asile.

La production du savoir sur les pays d’origine et son interprétation pour les besoins de la procédure d’asile sont d’autant plus scrutées de l’extérieur que ce savoir paraît incertain. Les controverses autour de ce qui constitue la réalité érythréenne découlent en large partie de cette incertitude que divers acteurs utilisent pour avancer leurs propres intérêts. Ceux-ci concernent parfois la politique érythréenne (membres de la diaspora pro ou anti-gouvernement); d’autres fois la politique suisse (politiciens et médias pro ou anti-migrant-e-s); ou encore l’autopromotion, comme lorsque des politiciens effectuent un voyage en Erythrée sans aucune pertinence en termes d’informations utiles à la détermination de la qualité de réfugié.9 value="9">Il est évidemment fait référence ici au voyage à Asmara organisé par le Consul honoraire d’Erythrée en Suisse qu’ont entrepris quatre parlementaires suisses en février 2016, mais aussi à d’autres voyages simi-laires entrepris par des politiciens d’autres pays européens.

Agitation chez les juges suisses

La fiabilité des sources est au cœur des critiques émises à l’égard du nouvel arrêt sur l’Erythrée rendu public par le Tribunal administratif fédéral (TAF) le 29 août dernier.10 value="1">TAF, Arrêt D-2311/2016, du 17 août 2017. Ce jugement de principe considère comme «licite et exigible» le renvoi d’une jeune femme érythréenne, au motif que celle-ci n’aurait pas rendu vraisemblable le risque d’être réincorporée dans l’armée. Estimant que la situation s’est «considérablement améliorée depuis 2005»11 value="2">Date d’un arrêt de principe sur l’Erythrée de la Commission de recours en matière d’asile (instance de-venue depuis le TAF)., le TAF annonce un changement de pratique qui sèmera sans doute la panique au sein de la communauté érythréenne.

L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), qui a publié fin juin un rapport circonstancié sur le service national12 value="3">OSAR, Erythrée: service national, Berne, 30 juin 2017., estime hautement problématique cette appréciation de la situation en Erythrée: «Le TAF préfère s’appuyer sur les informations du gouvernement érythréen et des fact-finding missions [lire ci-dessus], ignorant presque complètement les faits rapportés par les institutions internationales et les organisations humanitaires.»

De fait, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) n’a pas révisé ses lignes directrices sur le droit d’obtenir une protection internationale pour l’Erythrée depuis avril 2011.13 value="4">UN High Commissioner for Refugees (UNHCR), UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the In-ternational Protection Needs of Asylum-Seekers from Eritrea, 20 avril 2011, HCR/EG/ERT/11/01_Rev.1. L’accès à des informations fiables, indépendantes du gouvernement, provenant de l’intérieur du pays n’étant pas possible, l’agence ­onusienne estime que rien ne permet d’établir une évolution suffisante de la situation pour changer ses recommandations vis-à-vis des demandes d’asile déposées par des ressortissants érythréens.

Si le TAF tranche sur ce cas, son communiqué reste paradoxal. D’une part, il rappelle que «les personnes astreintes au service national érythréen sont souvent engagées pour plusieurs années et pour une période indéterminée». Mais «constate que des cas de libération se produisent régulièrement et que l’engagement dure en moyenne de 5 à 10 ans».

Surtout, il «laisse ouverte la question de savoir si le service national érythréen comporte une menace de traitement inhumain ou doit être qualifié d’esclavage ou de travail forcé». Un risque au cœur des motifs d’asile des ressortissants érythréens requérant la protection d’autres pays: en juin 2016, la Commission d’enquête de l’ONU sur l’Erythrée l’estimait toujours d’actualité.

Si la portée de l’arrêt pourrait s’avérer limitée, celui-ci témoigne néanmoins de l’impact qu’ont les pressions politiques sur l’activité des juges.

Faut-il rappeler que les mesures urgentes de la révision de la loi sur l’asile, entrées en vigueur en 2012, s’attaquaient précisément aux déserteurs érythréens, histoire de les dissuader de venir en Suisse?14 value="5">L’Erythrée figure en tête des demandes d’asile en Suisse, mais aussi dans de nombreux pays d’Europe, depuis plusieurs années. Fin juin, le TAF avait déjà rendu un arrêt à cinq juges sur l’Erythrée, relatif cette fois à la «sortie illégale du pays». Là encore, les sources utilisées posaient problème: comme l’a relevé l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), le TAF justifiait son changement de pratique sur la base d’un rapport du Service d’Etat aux migrations (SEM) publié à l’issue d’une mission effectuée début 2016. Or ledit rapport ne mentionnait nulle part de tels changements!15 value="6">Organisation suisse d’aide aux réfugiés, Durcissement de la pratique à l’égard des demandeurs d’asile érythréens. L’OSAR demande de revenir à l’ancienne pratique, 27 juillet 2016.

Les fonctionnaires et juges helvétiques ne sont évidemment pas seuls à faire évoluer leur interprétation de la situation. En Grande-Bretagne, l’administration a drastiquement changé sa pratique envers les demandes d’asile déposées par des Erythréens dès mars 2015 avant d’être forcée par la plus haute cour d’appel à revenir à une évaluation moins positive de la situation en Erythrée en octobre 2016.16 value="7">«Judges deem Eritrea unsafe for migrants return as Home Office advice rebutted», The Guardian, 19 octobre 2016.

SOPHIE MALKA, Coordinatrice de Vivre Ensemble.

Notes[+]

Une pétition en ligne «Pour le droit d’asile des Erythréens» a été lancée la semaine dernière par les milieux de défense des droits des migrants (lire également en page 7).

Pour signer: http://chn.ge/2xVmBGA

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